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Anthologie

Les Mystères de Paris dans le texte

Une sélection d'extraits pour découvrir les aventures de Rodolphe de Gérolstein, un prince rôdant incognito dans las bas-fonds de la capitale dans Les Mystères de Paris, publié entre 1842 et 1843. Traduit dans le monde entier, succès phénoménal inaugurant ce que l'on a nommé la « littérature de masse », ce texte demeure le témoin d’une époque et reste un sommet de la littérature populaire.

Préface à la première édition

Eugène Sue, Les Mystères de Paris, Chapitre premier, 1842-1843.
Le premier chapitre des Mystères de Paris, publié entre 1842 et 1843, intitulé « le tapis franc » constitue en quelque sorte une préface au roman. Eugène Sue y explique le choix de ce titre, qui renvoie à une taverne mal fréquentée. S'adressant au lecteur, il annonce ainsi sa volonté d'évoquer dans son livre de « sinistres scènes » ainsi que des personnages « barbares » issus des bas-fonds parisiens : escrocs, repris de justice, voleurs.

Un tapis-franc, en argot de vol et de meurtre, signifie un estaminet ou un cabaret du plus bas étage. Un repris de justice, qui, dans cette langue immonde, s’appelle un ogre, ou une femme de même dégradation, qui s’appelle une ogresse, tiennent ordinairement ces tavernes, hantées par le rebut de la population parisienne ; forçats libérés, escrocs, voleurs, assassins y abondent. Un crime a-t-il été commis, la police jette, si cela se peut dire, son filet dans cette fange ; presque toujours elle y prend les coupables.
Ce début annonce au lecteur qu’il doit assister à de sinistres scènes ; s’il y consent, il pénétrera dans des régions horribles, inconnues ; des types hideux, effrayants, fourmilleront dans ces cloaques impurs comme les reptiles dans les marais. Tout le monde a lu les admirables pages dans lesquelles Cooper, le Walter Scott américain, a tracé les mœurs féroces des sauvages, leur langue pittoresque, poétique, les mille ruses à l’aide desquelles ils fuient ou poursuivent leurs ennemis. On a frémi pour les colons et pour les habitants des villes, en songeant que si près d’eux vivaient et rôdaient ces tribus barbares, que leurs habitudes sanguinaires rejetaient si loin de la civilisation. Nous allons essayer de mettre sous les yeux du lecteur quelques épisodes de la vie d’autres barbares aussi en dehors de la civilisation que les sauvages peuplades si bien peintes par Cooper.
Seulement les barbares dont nous parlons sont au milieu de nous ; nous pouvons les coudoyer en nous aventurant dans les repaires où ils vivent, où ils se rassemblent pour concerter le meurtre, le vol, pour se partager enfin les dépouilles de leurs victimes. Ces hommes ont des mœurs à eux, des femmes à eux, un langage à eux, langage mystérieux, rempli d’images funestes, de métaphores dégoutantes de sang. Comme les sauvages, enfin, ces gens s’appellent généralement entre eux par des surnoms empruntés à leur énergie, à leur cruauté, à certains avantages ou à certaines difformités physiques.
Nous abordons avec une double défiance quelques-unes des scènes de ce récit. Nous craignons d’abord qu’on ne nous accuse de rechercher des épisodes repoussants, et, une fois même cette licence admise, qu’on ne nous trouve au-dessous de la tâche qu’impose la reproduction fidèle, vigoureuse, hardie, de ces mœurs excentriques. En écrivant ces passages dont nous sommes presque effrayé, nous n’avons pu échapper à une sorte de serrement de cœur… nous n’oserions dire de douloureuse anxiété… de peur de prétention ridicule. En songeant que peut-être nos lecteurs éprouveraient le même ressentiment, nous nous sommes demandé s’il fallait nous arrêter ou persévérer dans la voie où nous nous engagions, si de pareils tableaux devaient être mis sous les yeux du lecteur. Nous sommes presque resté dans le doute ; sans l’impérieuse exigence de la narration, nous regretterions d’avoir placé en si horrible lieu l’explosion du récit qu’on va lire. Pourtant nous comptons un peu sur l’espèce de curiosité craintive qu’excitent quelquefois les spectacles terribles.
Et puis encore nous croyons à la puissance des contrastes. Sous ce point de vue de l’art, il est peut-être bon de reproduire certains caractères, certaines existences, certaines figures, dont les couleurs sombres, énergiques, peut-être même crues, serviront de repoussoir, d’opposition à des scènes d’un tout autre genre.
Le lecteur, prévenu de l’excursion que nous lui proposons d’entreprendre parmi les naturels de cette race infernale qui peuple les prisons, les bagnes, et dont le sang rougit les échafauds… le lecteur voudra peut-être bien nous suivre. Sans doute cette investigation sera nouvelle pour lui ; hâtons-nous de l’avertir d’abord que, s’il pose d’abord le pied sur le dernier échelon de l’échelle sociale, à mesure que le récit marchera, l’atmosphère s’épurera de plus en plus.

Eugène Sue, Les Mystères de Paris : Paris, Gosselin, 1842-1843

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Rencontre de Rodolphe, du Chourineur et de La Goualante

Eugène Sue, Les Mystères de Paris, Série I, Chapitre I, 1842-1843.
Les Mystères de Paris racontent les aventures de Rodolphe de Gérolstein, prince rôdant incognito dans un Paris sordide et effroyable. L’intrigue principale relate comment Rodolphe sauve Fleur-de-Marie, jeune prostituée candide, des griffes de La Chouette, une vieille femme diabolique et du Maître d’école, un ancien bagnard brutal. Dans cet extrait, Rodolphe met à terre Le Chourineur, un ancien bagnard, qui essayait de s’en prendre à Fleur-de-Marie.

Le 13 décembre 1838, par une soirée pluvieuse et froide, un homme d’une taille athlétique, vêtu d’une mauvaise blouse, traversa le pont au Change et s’enfonça dans la Cité, dédale de rues obscures, étroites, tortueuses, qui s’étend depuis le Palais de Justice jusqu’à Notre-Dame.
Le quartier du Palais de Justice, très circonscrit, très surveillé, sert pourtant d’asile ou de rendez-vous aux malfaiteurs de Paris. N’est-il pas étrange, ou plutôt fatal, qu’une irrésistible attraction fasse toujours graviter ces criminels autour du formidable tribunal qui les condamne à la prison, au bagne, à l’échafaud !
Cette nuit-là, donc, le vent s’engouffrait violemment dans les espèces de ruelles de ce lugubre quartier ; la lueur blafarde, vacillante, des réverbères agités par la bise, se reflétait dans le ruisseau d’eau noirâtre qui coulait au milieu des pavés fangeux.
Les maisons, couleur de boue, étaient percées de quelques rares fenêtres aux châssis vermoulus et presque sans carreaux. De noires, d’infectes allées conduisaient à des escaliers plus noirs, plus infects encore, et si perpendiculaires, que l’on pouvait à peine les gravir à l’aide d’une corde à puits fixée aux murailles humides par des crampons de fer.
Le rez-de-chaussée de quelques-unes de ces maisons était occupé par des étalages de charbonniers, de tripiers ou de revendeurs de mauvaises viandes.
Malgré le peu de valeur de ces denrées, la devanture de presque toutes ces misérables boutiques était grillagée de fer, tant les marchands redoutaient les audacieux voleurs de ce quartier.
L’homme dont nous parlons, en entrant dans la rue aux Fèves, située au centre de la Cité, ralentit beaucoup sa marche : il se sentait sur son terrain.
La nuit était profonde, l’eau tombait à torrents, de fortes rafales de vent et de pluie fouettaient les murailles.
Dix heures sonnaient dans le lointain à l’horloge du Palais de Justice.
Des femmes embusquées sous des porches voûtés, obscurs, profonds comme des cavernes, chantaient à demi voix quelques refrains populaires.
Une de ces créatures était sans doute connue de l’homme dont nous parlons ; car, s’arrêtant brusquement devant elle, il la saisit par le bras.
 Bonsoir, Chourineur.
Cet homme, repris de justice, avait été ainsi surnommé au bagne.
 C’est toi, la Goualeuse, dit l’homme en blouse ; tu vas me payer l’eau d’aff, ou je te fais danser sans violons !
 Je n’ai pas d’argent, répondit la femme en tremblant ; car cet homme inspirait une grande terreur dans le quartier.
 Si ta filoche est à jeun, l’ogresse du tapis-franc te fera crédit sur ta bonne mine.
 Mon Dieu ! je lui dois le loyer des vêtements que je porte…
 Ah ! tu raisonnes ? s’écria le Chourineur. Et il donna dans l’ombre et au hasard un si violent coup de poing à cette malheureuse, qu’elle poussa un cri de douleur aigu.
 Ça n’est rien que ça, ma fille ; c’est pour t’avertir…
À peine le brigand avait-il dit ces mots, qu’il s’écria avec un effroyable jurement :
 Je suis piqué à l’aileron ; tu m’as égratigné avec tes ciseaux. Et furieux, il se précipita à la poursuite de la Goualeuse dans l’allée noire.
 N’approche pas, ou je te crève les ardents avec mes fauchants, dit-elle d’un ton décidé. Je ne t’avais rien fait, pourquoi m’as-tu battue ?
 Je vais te dire ça, s’écria le bandit en s’avançant toujours dans l’obscurité. Ah ! je te tiens ! et tu vas la danser ! ajouta-t-il en saisissant dans ses larges et fortes mains un poignet mince et frêle.
 C’est toi qui vas danser ! dit une voix mâle.
 Un homme ! Est-ce toi, Bras-Rouge ? Réponds donc et ne serre pas si fort… j’entre dans l’allée de ta maison… ça peut bien être toi…
 Ça n’est pas Bras-Rouge, dit la voix.
 Bon, puisque ça n’est pas un ami, il va y avoir du raisiné par terre, s’écria le Chourineur. Mais à qui donc la petite patte que je tiens là ?
 C’est la pareille de celle-ci.
Sous la peau délicate et douce de cette main qui vint le saisir brusquement à la gorge, le Chourineur sentit se tendre des nerfs et des muscles d’acier. […]
Le bandit trébucha ; mais, se raffermissant aussitôt, il s’élança avec furie contre l’inconnu, dont la taille très svelte et très mince ne semblait pas annoncer la force incroyable qu’il déployait.
Le Chourineur, quoique d’une constitution athlétique et de première habileté dans une sorte de pugilat appelé vulgairement la savate, trouva, comme on dit, son maître.
L’inconnu lui passa la jambe (sorte de croc-en-jambe) avec une dextérité merveilleuse, et le renversa deux fois.
Ne voulant pas encore reconnaître la supériorité de son adversaire, le Chourineur revint à la charge en rugissant de colère.
Alors le défenseur de la Goualeuse, changeant brusquement de méthode, fit pleuvoir sur la tête du bandit une grêle de coups de poing aussi rudement assenés qu’avec un gantelet de fer.
Ces coups de poing, dignes de l’envie et de l’admiration de Jack Turner, l’un des plus fameux boxeurs de Londres, étaient d’ailleurs si en dehors des règles de la savate, que le Chourineur en fut doublement étourdi ; pour la troisième fois le brigand tomba comme un bœuf sur le pavé en murmurant :
 Mon linge est lavé.

Eugène Sue, Les Mystères de Paris : Paris, Gosselin, 1842-1843

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Portrait de Fleur-de-Marie

Eugène Sue, Les Mystères de Paris, Série I, chapitre II, 1842-1843.
Les Mystères de Paris racontent les aventures de Rodolphe de Gérolstein, prince rôdant incognito dans un Paris sordide et effroyable. L’intrigue principale relate comment Rodolphe sauve Fleur-de-Marie, jeune prostituée candide, des griffes de La Chouette et du Maître d’école. Il est aidé dans cette lutte par un ancien boucher et bagnard, le Chourineur. Fleur-de-Marie est également surnommée La Goualeuse, du verbe « goualer » qui signifie chanter dans les rues. Le portrait qui en est fait ici met en valeur sa nature pure et candide malgré la dureté de sa condition.

Par une anomalie étrange, les traits de la Goualeuse offrent un de ces types angéliques et candides qui conservent leur idéalité même au milieu de la dépravation, comme si la créature était impuissante à effacer par ses vices la noble empreinte que Dieu a mise au front de quelques êtres privilégiés.
La Goualeuse avait seize ans et demi.
Le front le plus pur, le plus blanc, surmontait son visage d'un ovale parfait ; une frange de cils, tellement longs qu'ils frisaient un peu, voilait à demi ses grands yeux bleus. Le duvet de la première jeunesse veloutait ses joues rondes et vermeilles. Sa petite bouche purpurine, son nez fin et droit, son menton à fossette, étaient d'une adorable suavité de lignes. De chaque côté de ses tempes satinées, une natte de cheveux d'un blond cendré magnifique descendait en s'arrondissant jusqu'au milieu de la joue, remontait derrière l'oreille dont on apercevait le lobe d'ivoire rosé, puis disparaissait sous les plis serrés d'un grand mouchoir de cotonnade à carreaux bleus, et noué, comme on dit vulgairement, en marmotte. Un collier de grains de corail entourait son cou d'une beauté et d'une blancheur éblouissantes. Sa robe d'alépine brune, beaucoup trop large, laissait deviner une taille fine, souple et ronde comme un jonc. Un mauvais petit châle orange, à franges vertes, se croisait sur son sein.
Le charme de la voix de la Goualeuse avait frappé son défenseur inconnu. En effet, cette voix douce, vibrante, harmonieuse, avait un attrait si irrésistible, que la tourbe de scélérats et de femmes perdues au milieu desquels vivait cette jeune fille la suppliaient souvent de chanter, l'écoutaient avec ravissement, et l'avaient surnommée la Goualeuse (la chanteuse).
La Goualeuse avait reçu un autre surnom, dû sans doute à la candeur Virginale de ses traits On l'appelait encore Fleur-de-Marie, mots qui, en argot, signifient « la Vierge ».

Eugène Sue, Les Mystères de Paris : Paris, Gosselin, 1842-1843

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Le logis de Morel

Eugène Sue, Les Mystères de Paris, Série III, chapitre IV, 1842-1843.
Dans Les Mystères de Paris, Eugène Sue dresse un tableau poignant de la misère ouvrière pour choquer le lecteur et réveiller les consciences. Rodolphe, prince descendu dans les bas-fonds pour faire régner le bien et la justice, porte secours à un couple d’ouvriers, les Morel, opprimés par un notaire véreux. On découvre ici le taudis dans lequel les Morel vivent.
 

Il est cinq heures du matin.
Au-dehors le silence est profond, la nuit noire, glaciale ; il neige.
Une chandelle, soutenue par deux brins de bois sur une petite planche carrée, perce à peine de sa lueur jaune et blafarde les ténèbres de la mansarde ; réduit étroit, bas, aux deux tiers lambrissé par la pente rapide du toit qui forme avec le plancher un angle très aigu. Partout on voit le dessous des tuiles verdâtres.
Les cloisons recrépies de plâtre noirci par le temps, et crevassées de nombreuses lézardes, laissent apercevoir les lattes vermoulues qui forment ces minces parois ; dans l’une d’elles, une porte disjointe s’ouvre sur l’escalier.
Le sol, d’une couleur sans nom, infect, gluant, est semé çà et là de brins de paille pourrie, de haillons sordides, et de ces gros os que le pauvre achète aux plus infimes revendeurs de viande corrompue pour ronger les cartilages qui y adhèrent encore…
Une si effroyable incurie annonce toujours ou l’inconduite, ou une misère honnête, mais si écrasante, si désespérée, que l’homme anéanti, dégradé, ne sent plus ni la volonté, ni la force, ni le besoin de sortir de sa fange : il y croupit comme une bête dans sa tanière.
Durant le jour, ce taudis est éclairé par une lucarne étroite, oblongue, pratiquée dans la partie déclive de la toiture, et garnie d’un châssis vitré qui s’ouvre et se ferme au moyen d’une crémaillère.
À l’heure dont nous parlons, une couche épaisse de neige recouvrait cette lucarne.
La chandelle, posée à peu près au centre de la mansarde, sur l’établi du lapidaire, projette en cet endroit une sorte de zone de pâle lumière qui, se dégradant peu à peu, se perd dans l’ombre où reste enseveli le galetas, ombre au milieu de laquelle se dessinent vaguement quelques formes blanchâtres. […] 
Il fait dans cette mansarde un froid si glacial, si pénétrant, que l’artisan, malgré l’espèce de somnolence où le plonge l’épuisement de ses forces, frissonne parfois de tout son corps.
La longueur et la carbonisation de la mèche de la chandelle annoncent que Morel sommeille depuis quelque temps ; on n’entend que sa respiration oppressée ; car les six autres habitants de cette mansarde ne dorment pas… 
Oui, dans cette étroite mansarde vivent sept personnes… 
Cinq enfants, dont le plus jeune a quatre ans, le plus âgé douze ans à peine.
Et puis leur mère infirme.
Et puis une octogénaire idiote, la mère de leur mère.

Eugène Sue, Les Mystères de Paris : Paris, Gosselin, 1842-1843

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Le marché du Temple

Eugène Sue, Les Mystères de Paris, Série IV, Chapitre XI, 1842-1843.
Dans ce chapitre des Mystères de Paris, publié en feuilleton entre 1842 et 1843, Eugène Sue décrit le marché du Temple où les gens du peuple pouvaient acheter nombre de marchandises d'occasion (vêtements, chaussures, couvertures...) à moindre prix.

C’est le Temple.
Borné à gauche par la rue du Petit-Thouars, à droite par la rue Percée, il aboutit à un vaste bâtiment circulaire, colossale rotonde entourée d’une galerie à arcades.
Une longue voie, coupant le parallélogramme dans son milieu et dans sa longueur, le partage en deux parties égale ; celles-ci sont à leur tour divisées, subdivisées à l’infini par une multitude de petites ruelles latérales et transversales qui se croisent en tous sens et sont abritées de la pluie par le toit de l’édifice.
Dans ce bazar, toute marchandise neuve est généralement prohibée ; mais la plus infime rognure d’étoffe quelconque, mais le plus mince débris de fer, de cuivre, de fonte ou d’acier y trouve son vendeur et son acheteur.
Il y a là des négociants en bribes de drap de toutes couleurs, de toutes nuances, de toutes qualités, de tout âge, destinées à assortir les pièces que l’on met aux habits troués ou déchirés.
Il est des magasins où l’on découvre des montagnes de savates éculées, percées, tordues, fendues, choses sans nom, sans forme, sans couleur, parmi lesquelles apparaissent çà et là quelques semelles fossiles, épaisses d’un pouce, constellées de clous comme des portes de prison, dures comme le sabot d’un cheval ; véritables squelettes de chaussures, dont toutes les adhérences ont été dévorées par le temps ; tout cela est moisi, racorni, troué, corrodé, et tout cela s’achète : il y a des négociants qui vivent de ce commerce.
Il existe des détaillants de ganses, franges, crêtes, cordons, effilés de soie, de coton ou de fil, provenant de la démolition de rideaux complètement hors de service.
D’autres industriels s’adonnent au commerce des chapeaux de femme : ces chapeaux n’arrivent jamais à leur boutique que dans les sacs des revendeuses, après les pérégrinations les plus étranges, les transformations les plus violentes, les décolorations les plus incroyables. Afin que les marchandises ne tiennent pas trop de place dans un magasin ordinairement grand comme une énorme boîte, on plie bien proprement ces chapeaux en deux, après quoi on les aplatit et on les empile excessivement serrés ; sauf la saumure, c’est absolument le même procédé que pour la conservation des harengs ; aussi ne peut-on se figurer combien, grâce à ce mode d’arrimage, il tient de ces choses dans un espace de quatre pieds carrés.
L’acheteur se présente-t-il, on soustrait ces chiffons à la haute pression qu’ils subissent, la marchande donne, d’un air dégagé, un petit coup de poing dans le fond de la forme pour la relever, défripe la passe sur son genou, et vous avez sous les yeux un objet bizarre, fantastique, qui rappelle confusément à votre souvenir ces coiffures fabuleuses, particulièrement dévolues aux ouvreuses de loges, aux tantes de figurantes ou aux duègnes des théâtres de province. […]
Ces exhibitions de vieilles chaussures, de vieux chapeaux et de vieux habits ridicules sont le côté grotesque de ce bazar ; c’est le quartier des guenilles prétentieusement parées et déguisées ; mais on doit avouer, ou plutôt on doit proclamer que ce vaste établissement est d’une haute utilité pour les classes pauvres ou peu aisées. Là elles achètent, à un rabais excessif, d’excellentes choses presque neuves, dont la dépréciation est pour ainsi dire imaginaire.
Un des côtés du Temple, destiné aux objets de couchage, était rempli de monceaux de couvertures, de draps, de matelas, d’oreillers. Plus loin, c’étaient des tapis, des rideaux, des ustensiles de ménage de toutes sortes ; ailleurs, des vêtements, des chaussures, des coiffures pour toutes les conditions, pour tous les âges. Ces objets, généralement d’une extrême propreté, n’offraient à la vue rien de répugnant.
On ne saurait croire, avant d’avoir visité ce bazar, comme il faut peu de temps et peu d’argent pour remplir une charrette de tout ce qui est nécessaire au complet établissement de deux ou trois familles qui manquent de tout.

Eugène Sue, Les Mystères de Paris : Paris, Gosselin, 1842-1843

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Le rêve du Maître d'école

Eugène Sue, Les Mystères de Paris, Série III, chapitre X, 1842-1843.
Les Mystères de Paris, publié en feuilleton entre juin 1842 et octobre 1843 racontent comment le héros, Rodolphe de Gérolstein, sauve Fleur-de-Marie, jeune prostituée candide, des griffes de La Chouette, une vieille femme diabolique et du Maître d’école, un criminel sadique, qui s’est échappé du bagne. Celui-ci s'est fait crever les yeux par Rodolphe. Dans cet extrait, de manière symbolique, le Maître d'école revoir les spectres de toutes ses victimes.

Tel est le rêve du Maître d’école.
Il revoit Rodolphe dans la maison de l’allée des Veuves.
Rien n’est changé dans le salon où le brigand a subi son horrible supplice.
Rodolphe est assis derrière la table où se trouvent les papiers du Maître d’école et le petit saint-esprit de lapis qu’il a donné à la Chouette.
La figure de Rodolphe est grave, triste.
À sa droite, le nègre David, impassible, silencieux, se tient debout ; à sa gauche est le Chourineur ; il regarde cette scène d’un air épouvanté.
Le Maître d’école n’est plus aveugle, mais il voit à travers un sang limpide qui remplit la cavité de ses orbites.
Tous les objets lui paraissent colorés d’une teinte rouge.
Ainsi que les oiseaux de proie planent immobiles dans les airs au-dessus de la victime qu’ils fascinent avant de la dévorer, une chouette monstrueuse, ayant pour tête le hideux visage de la borgnesse, plane au-dessus du Maître d’école… Elle attache incessamment sur lui un œil rond, flamboyant, verdâtre.
Ce regard continu pèse sur sa poitrine d’un poids immense.
De même qu’en s’habituant à l’obscurité on finit par y distinguer des objets d’abord imperceptibles, le Maître d’école s’aperçoit qu’un immense lac de sang le sépare de la table où siège Rodolphe.
Ce juge inflexible prend peu à peu, ainsi que le Chourineur et le nègre, des proportions colossales… Ces trois fantômes atteignent en grandissant les frises du plafond, qui s’élève à mesure.
Le lac de sang est calme, uni comme un miroir rouge.
Le Maître d’école voit s’y refléter sa hideuse image.
Mais bientôt cette image s’efface sous le bouillonnement des flots qui s’enflent.
De leur surface agitée s’élève comme l’exhalaison fétide d’un marécage, d’un brouillard livide de cette couleur violâtre particulière aux lèvres des trépassés.
Mais à mesure que ce brouillard monte, monte… les figures de Rodolphe, du Chourineur et du nègre continuent de grandir, de grandir d’une manière incommensurable, et dominent toujours cette vapeur sinistre.
Au milieu de cette vapeur, le Maître d’école voit apparaître des spectres pâles, des scènes meurtrières dont il est l’acteur… 
[…]
Le lac de sang, au-delà duquel le Maître d’école voit toujours Rodolphe, devient d’un noir bronzé ; puis il rougit et se change bientôt en une fournaise liquide telle que du métal en fusion ; puis ce lac de feu s’élève, monte… monte… vers le ciel ainsi qu’une trombe immense.
Bientôt, c’est un horizon incandescent comme du fer chauffé à blanc.
Cet horizon immense, infini, éblouit et brûle à la fois les regards du Maître d’école ; cloué à sa place, il ne peut en détourner la vue.
Alors, sur ce fond de lave ardente, dont la réverbération le dévore, il voit lentement passer et repasser un à un les spectres noirs et gigantesques de ses victimes.
 La lanterne magique du remords… du remords !… du remords ! s’écrie la chouette en battant des ailes et en riant aux éclats.
Malgré les douleurs intolérables que lui cause cette contemplation incessante, le Maître d’école a toujours les yeux attachés sur les spectres qui se meuvent dans la nappe enflammée.
Il éprouve alors quelque chose d’épouvantable.
Passant par tous les degrés d’une torture sans nom, à force de regarder ce foyer torréfiant, il sent ses prunelles, qui ont remplacé le sang dont ses orbites étaient remplies, devenir chaudes, brûlantes, se fondre à cette fournaise, fumer, bouillonner, et enfin se calciner dans leurs cavités comme dans deux creusets de fer rouge.

Eugène Sue, Les Mystères de Paris : Paris, Gosselin, 1842-1843

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